DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE X

Je m’appelle Luigi Shraf. L’aventure qui m’est arrivée est incroyable.

Par la large baie vitrée, j’aperçois, sous le ciel d’un rouge presque mauve, la ville d’un rouge étincelant. Cette ville presque déserte, cette ville étrange, splendide et redoutable.

Mihiss est assise auprès de moi, sur un sofa. Elle chantonne tout doucement, pour éviter de me déranger, et elle s’accompagne en sourdine sur un instrument qui ressemble à une guitare.

Sarahor est assis, lui, au fond de la pièce. Il est occupé à je ne sais trop quoi. Son visage porte les marques d’un profond souci. Mra a été appelée chez Pflat…

Les beaux meubles qui nous entourent sont d’un rouge profond. Ils font penser à certaines vieilles laques chinoises. Les tapis, rouges eux aussi, sont si épais, si moelleux, qu’on s’y enfonce jusqu’à la cheville. Je n’ai encore pas pu m’y habituer. À chaque pas que je fais, j’ai l’impression que je vais trébucher.

Je suis assis à une table, devant la baie vitrée. La lumière entre à flots dans la pièce, cette lumière d’un soleil mauve qui colore toutes les choses d’une façon si singulière. J’ai devant moi toute une liasse de feuilles de sornis, cette substance beaucoup plus robuste que le papier. Et j’écris. J’écris ces lignes.

J’ai décidé en effet de relater mon aventure. Et comme je dispose de beaucoup de temps, cela me sera facile.

Il me faut donc commencer par le commencement.

J’ai trente-deux ans. Nous sommes en 2143 – et ici c’est l’année 27114 de l’ère de Sohir. J’étais physicien, spécialiste de l’énergie atomique. J’ai été marié, mais à une femme qui s’est révélée frivole, et j’ai divorcé il y a un an et demi. Par bonheur, nous n’avions pas d’enfants.

Je suis ici depuis sept mois. Et je n’y suis pas venu de mon plein gré. J’éprouve une nostalgie terrible du monde qu’il m’a fallu quitter et que sans doute je ne reverrai jamais, bien que l’espoir ne m’ait pas abandonné totalement. Je regrette les vertes collines de la Terre et des planètes où j’ai vécu. Je regrette mes amis, surtout le cher Georges Klink, qui était pour moi comme un frère.

Pourtant, je ne peux pas dire que ma vie ici ne soit pas, en somme, facile et douce.

Quand la chose s’est produite, j’étais depuis trois mois sur la planète Urfa, dans le secteur 50. Une planète « neuve », que l’on commençait à aménager. Je faisais partie d’une mission au service de l’institut de recherches galactiques. J’avais déjà travaillé, avec cette même mission, sur les planètes Ramez, Sérigny, Harry, Griffith, Léona. Nous formions une équipe homogène, cohérente, efficace, dont tous les membres étaient liés entre eux par des liens d’estime et d’amitié. Je menais une vie heureuse. J’adorais mon travail, qui consistait à rechercher les points les plus propices à l’installation de centrales atomiques et à aider ensuite de mes conseils les constructeurs.

Urfa est une planète curieuse, où les mers sont malheureusement réduites à leur plus simple expression et le relief du sol peu accentué. Les continents sont faits d’une juxtaposition d’immenses oasis partout où il y a de l’eau, et de déserts jaunes où absolument rien ne pousse. Les surfaces exploitables sont néanmoins considérables et la végétation y est magnifique, luxuriante.

Quand nous sommes arrivés, il n’y avait que très peu d’habitants, qui nous avaient précédés de peu pour construire les deux premiers astroports et édifier des habitations provisoires. Deux ou trois mille personnes en tout.

Les études sur les conditions sanitaires de la planète avaient été très poussées. Nous gardions tous présent à l’esprit le malheur qui, trois ans plus tôt, avait frappé l’un des nôtres, mon ami d’enfance André Klink, le frère de Georges. À la suite d’une mauvaise piqûre, alors que nous étions sur Sérigny, il s’était mis à grandir démesurément. Revenu parmi nous quelques mois plus tard, il avait bientôt disparu mystérieusement. Nous étions tous convaincus – sauf son frère – que sa taille démesurée avait créé en lui un complexe si douloureux qu’il avait fini par se suicider, et par le faire de telle sorte qu’on ne retrouvât pas son cadavre. Son infirmité inexplicable puis sa disparition m’avaient causé un immense chagrin.

Nous étions donc sur Urfa – je l’ai dit – depuis trois mois. Au cours des dernières semaines, il y avait eu, presque coup sur coup, deux disparitions : celle du directeur d’un chantier voisin de notre camp et celle d’un des nôtres, le chimiste Pedro Han Ling.

Nous fûmes très émus. Nous l’étions d’autant plus que nous savions que depuis quelques années – surtout depuis un an – les disparitions inexpliquées se multipliaient sur les planètes « neuves ».

Que des gens disparaissent sans laisser de traces dans les grandes métropoles de la Terre ou des globes aménagés depuis longtemps, n’avait rien de très surprenant. D’ailleurs, ces incidents étaient devenus rarissimes même dans ces endroits-là depuis que la moralité publique avait atteint un niveau élevé et que la criminalité avait quasi totalement disparu. Mais sur les planètes « neuves », où tout le monde se connaissait et où on n’envoyait d’ailleurs que des sujets d’élite ? Des accidents étaient toujours possibles. Mais les accidents laissent des traces. Or, on n’avait jamais retrouvé un seul cadavre ni le moindre indice sur ce qui était arrivé aux disparus.

Nous étions non seulement émus, mais inquiets. Pedro Han Ling, un aimable garçon d’origine chinoise, était le huitième membre de notre mission qui disparaissait ainsi depuis trois ans. Il y en avait eu deux sur la planète Sérigny, dont l’infortuné André Klink, un sur la planète Harry, trois sur la planète Griffith – où nous n’étions pourtant restés que peu de temps – et un encore sur la planète Léona.

L’idée finit par germer dans nos esprits que tous ces gens avaient été, non pas victimes d’accidents, mais enlevés. Je commençais même à me convaincre qu’après tout mon ami André Klink ne s’était pas suicidé.

L’hypothèse qu’il pouvait s’agir de « kidnappings » répétés était fort déplaisante, mais nous savions qu’elle commençait à être partagée par les autorités. Qui pouvait commettre de tels actes ? Et dans quel but ?

La pensée que ce pouvait être l’œuvre de créatures intelligentes inconnues et venues d’ailleurs m’effleura l’esprit. J’en fis part à Georges Klink.

— Tout est évidemment possible, me dit-il. Mais je n’y crois guère. Je crois plutôt que ces enlèvements sont le fait de gens qui voudraient profiter clandestinement de nos découvertes. Il n’y a plus beaucoup de gangsters, heureusement. Mais il y en a encore quelques-uns.

Toujours est-il que nous restions sur nos gardes. Quand nous sortions seuls, nous étions toujours armés.

Après la disparition de Pedro Han Ling, nous avons multiplié les recherches dans les parages où il était allé, à la lisière d’une oasis et d’un désert. Nous avons retrouvé son hélicab. Mais ce fut tout.

Je m’étais mis dans la tête de percer ce mystère. Quand les recherches furent abandonnées, je retournai – seul – sur les lieux. C’était imprudent. J’y suis cependant retourné non pas une fois, mais trois. Et la troisième fois, le 15 février dernier, je fis une étonnante découverte.

Jusque-là, les recherches s’étaient surtout exercées dans l’oasis même, car on doutait que la victime se fût aventurée dans le désert. La chaleur y était torride… C’est vers le désert qu’à ma troisième visite je dirigeai mon exploration.

J’arpentais le terrain de long en large en transpirant à grosses gouttes. Rien d’autre que du sable, des cailloux, de petits rochers. J’errais ainsi depuis une demi-heure sous un soleil de plomb, et j’allais faire demi-tour, lorsque mes regards furent attirés par quelque chose qui brillait, à une soixantaine de pas de moi.

Je me dirigeai vers cet objet. C’était une sorte de dépliant, fait d’une matière plus subtile et plus robuste que le papier. Je l’ouvris et il ne me fallut pas plus d’une minute pour comprendre – à ma grande stupeur – que j’avais dans les mains un objet d’origine extra-humaine. Très exactement, il s’agissait d’une carte d’une portion du ciel. Un texte accompagnait les figures, dans une écriture bizarre et absolument indéchiffrable.

J’étais assez versé en astronautique pour comprendre rapidement – malgré l’obscurité totale du texte – que sur cette carte figurait un tracé très précis de navigation entre plusieurs planètes, dont l’une était Urfa. Le texte devait donner des coordonnées.

Je restai un moment immobile, en croyant à peine mes yeux, doutant encore que je venais de découvrir une chose absolument insolite.

Mais le doute n’était pas possible. Et j’avais du même coup la preuve que Pedro Han Ling avait bel et bien été enlevé par des créatures inconnues. La plupart des autres disparus avaient dû subir le même sort…

Je me hâtai de replier la carte céleste. J’allais la glisser dans ma poche lorsque j’entendis, juste au-dessus de ma tête, un bruit menaçant – une sorte de crépitement bizarre. Je me jetai à plat ventre et – je ne sais trop pourquoi – glissai la carte sous un rocher qui était devant moi. Puis je saisis mon fulgurant et me tournai sur le dos pour regarder en l’air. Je ne vis rien, mais le crépitement continuait. À tout hasard, je tirai vers le ciel, dans la direction du bruit. Celui-ci ne cessa point.

J’allais tirer une seconde fois quand ma main fut comme paralysée. Le fulgurant tomba à terre. L’instant d’après, je sentis une vive piqûre à mon bras gauche, une piqûre très douloureuse. Je me suis évanoui.

Quand j’ai repris connaissance, j’étais dans une cellule d’un gris verdâtre. À un léger tangage, je compris que j’étais dans un astronef. Je ne pouvais d’ailleurs pas en douter après ce que j’avais découvert. Je restai ainsi enfermé pendant une huitaine de jours, sans voir une seule fois mes ravisseurs. De la nourriture m’était passée par une trappe automatique. Elle avait mauvais aspect, mais n’était pas désagréable au goût. En moi, la curiosité l’emportait sur la peur.

Finalement, l’astronef atterrit en plein milieu d’une ville.

J’étais, je l’ai su plus tard, à Bophal, la capitale des Bomors. Une ville fantastique, toute rouge, d’un rouge étincelant de céramique, avec d’immenses tours dentelées, des flèches lumineuses, des façades d’un vermillon intense et où les ouvertures étaient placées de façon très irrégulière, des parcs pleins d’arbres pourpres. Tout cela sous un ciel presque mauve… Et pas la moindre créature vivante…

Je traversai cette ville à pied, sans que personne m’accompagnât. Seuls des attouchements légers, dans mon dos, me dirigeaient. Je me suis retourné deux ou trois fois, mais sans rien voir…

J’étais si étonné par tout ce qui tombait sous mes regards que je n’avais pas le temps d’avoir peur. C’était presque féerique. Même les décorateurs aux imaginations les plus délirantes ne sauraient inventer un site aussi extraordinaire, aussi éloigné de toutes nos conceptions. Mais ce qui me frappait le plus, c’était l’absence de vie, de mouvement, de véhicules.

Pas une absence totale, toutefois. De loin en loin j’apercevais au bout d’une rue, au fond d’un parc ou sur ces corniches bizarres qui ornaient des sortes d’arcs de triomphe, une ou deux formes furtives, de taille et d’apparence vaguement humaines, et qui disparaissaient aussitôt.

Cette ville, malgré ces brèves présences, me donnait l’impression d’un lieu désert, abandonné, voué à la mort.

J’avançais toujours, sous l’effet des attouchements légers, allant d’émerveillement en stupeur. J’arrivai ainsi, après avoir déjà parcouru un long chemin, dans un quartier encore plus extraordinaire. D’immenses palais baroques, où se mêlaient toutes les nuances du rouge, se dressaient vers le ciel, tout au fond d’une place somptueusement dallée et ornée de statues étranges, couleur de cire à cacheter.

C’est vers l’un de ces palais que me poussa mon guide invisible.

Je pénétrai sous le porche désert. Mes pieds s’enfoncèrent dans un tapis épais, fait de je ne sais quelle substance. Je me dirigeai, toujours guidé, vers une sorte de cage où je pénétrai. C’était un ascenseur. Il se mit en marche tout seul. À en juger par le temps qu’il mit à me convoyer, je montai très haut. La porte s’ouvrit. Je suivis un couloir orné de boiseries rouges. Sous mes pieds, toujours les mêmes tapis.

Enfin, je pénétrai dans une pièce vaste et magnifique – celle où je suis en ce moment même. Et la porte se referma doucement. Je m’avançai jusqu’à la baie vitrée. La vue sur la ville, de cet endroit élevé, était fascinante.

Mais toujours personne…